Les Jazzettes #29 : Sur le besoin et l'obsolescence

Avez-vous un téléphone portable ? Une adresse email ? Utilisez-vous un GPS pour vous déplacer ?

Vous utilisez probablement un grand nombre d’outils au quotidien, pour communiquer, travailler, vous informer, vous organiser, et tant d’autres activités qui vous occupent. Ces outils sont omniprésents, et il est presque impensable aujourd’hui de se passer d’un téléphone, d’un ordinateur, ou d’internet, autant qu’il était déjà devenu impensable de se passer d’électricité.

Ces produits sont développés dans l’idée de répondre à un besoin, et sont présentés tels que des solutions à des problèmes.

Le besoin des produits

Si je me demande pourquoi j’achète un de ces objets utiles, la réponse est généralement : parce que j’en ai besoin. La motivation principale de l’achat semble être un besoin. L’objet acheté me rendrait ainsi service, en répondant à ce besoin.

Est-ce bien le cas ? Prenons l’exemple du téléphone. J’ai besoin d’un téléphone pour pouvoir appeler et être joignable. Le besoin semble ainsi être antérieur à l’objet utilisé. Seulement, avant d’acheter un téléphone pour la première fois, en avais-je besoin ? Pareil lorsque je suis passée d’un téléphone “simple” à un smartphone, en avais-je besoin ? Est-ce que je ressentais un manque ? Non, je n’avais ni besoin ni manque. Par contre, maintenant que j’ai un téléphone et que je l’utilise, je ne peux plus m’en passer, c’est devenu un besoin.

Ce qu’on a, on ne se contente pas de l’utiliser; on en a aussi besoin. Quand on s’est habitué à quelque chose, on ne peut plus s’en passer. On ne finit pas par avoir ce dont on a besoin : on finit par avoir besoin de ce qu’on a.

Extrait p202 de L’Obsolescence de l’homme, Gunther Anders (1956) - Editions Ivrea

Le besoin est ainsi postérieur à l’achat, provenant d’une dépendance par rapport à l’objet nouvellement acquis. On pourrait même dire que le produit est le besoin.

Comment en arrive-t-on ainsi à acheter des objets dont on n’a pas besoin ?

Par obligation. L’objet est présenté comme une nécessité. Il est nécessaire d’avoir un téléphone intelligent, une télévision, un ordinateur … Cette obligation s’accentue au fur et à mesure que le monde autour de nous s’équipe de ces machines. Il devient ensuite difficile de se justifier de ne pas acheter à son tour.

Le mot obligation peut sembler trop fort. Dans un monde présenté comme libre, personne n’admet être obligé d’acheter tel ou tel objet. Cette obligation a cela de particulier de passer pour un choix libre. Je suis libre d’acquérir ce que je veux ou de m’en passer. Mais puis-je me passer des progrès technologiques ? Comment sont considérées les personnes qui librement choisissent de se passer de téléphone, ou d’internet ? Des ermites ? Des “amish” ? Si je choisis de m’en passer, je suis exclue. Ce n’est donc pas un choix libre.

Quand des activités deviennent obsolètes

Maintenant, que se passe-t-il lorsque j’utilise un de ces nouveaux outils ? Une des phrases que le produit véhicule est : “vous n’avez plus besoin de …, vous pouvez à présent …”. Par exemple : “vous n’avez plus besoin d’envoyer des lettres qui vont mettre plusieurs jours à arriver, vous pouvez envoyer un email qui sera reçu presque instantanément”. Ou : “vous n’avez plus besoin de marcher pendant des kilomètres, vous pouvez utiliser une voiture pour vous déplacer plus vite”.

Ce que signifie cette phrase est qu’une activité est remplacée par l’utilisation d’un outil. Au lieu de marcher, je prends la voiture. Au lieu d’écrire une lettre, j’envoie un email. Au lieu d’appeler, j’envoie un sms. Au lieu de contacter chacun de mes amis pour leur donner des nouvelles, je publie un post sur les réseaux sociaux.

Ainsi ces activités, marcher, écrire des lettres manuscrites, appeler chacun de ses amis régulièrement, sont devenues obsolètes. Elles ont été progressivement remplacées par l’usage d’une nouvelle technologie.

C’est ainsi qu’est présenté le progrès, chaque personne est invitée à passer à ces nouveaux usages plus modernes au risque de passer pour une excentrique.

L’obsolescence a ceci de particulier qu’elle fait disparaitre l’activité. On peut penser qu’on est toujours libre, si on le souhaite, d’écrire des lettres, d’appeler ses amis, ou de marcher sur les routes, sauf que ce n’est plus vraiment possible.

Un moment donné, cette phrase “vous n’avez plus besoin de” se transforme en “vous ne pouvez plus plus”. Je ne peux plus, car je ne sais même plus comment faire. Si je ne peux plus me passer des nouvelles technologies, alors faire “comme avant” n’est plus envisageable, donc impossible.

Là où je peux adopter un nouveau produit en imaginant qu’il va me permettre de faire mieux, plus vite, et plus de choses qu’avant, ce qui arrive est que certaines activités deviennent obsolètes et disparaissent. Je ne fais donc pas plus, mais moins. J’utilise plus, mais je fais moins moi-même. Je deviens dépendante d’un outil, au lieu d’être autonome. L’homo faber devient homo user. User comme utilisateur dépendant.

Ce n’est pas étonnant que certains usages, comme les réseaux sociaux, soient considérés addictifs. C’est justement leur fonction première : créer un besoin dont on ne peut plus se passer.

Gagner pour perdre

Lorsque je découvre un nouveau produit, je ne me demande plus seulement ce qu’il va me faire gagner, mais aussi ce qu’il va me faire perdre.

En ce moment, on parle beaucoup d’intelligence artificielle dans les médias, dont un certain produit*, accessible à tous, permet de répondre à n’importe quelle question, rédiger des réponses élaborées, des dissertations, des poèmes, de résoudre des problèmes algorithmiques simples en quelques secondes. Les applications sont presque infinies, et on l’imagine déjà remplacer certains outils comme les moteurs de recherche. On retrouve ainsi cette phrase : “tu n’a plus besoin de rechercher sur de multiples sites internet, tu peux directement me poser la question et tu auras la bonne réponse”. Toutes ces activités de recherche, de tri de résultat, de rédaction de texte répondant à une question pourraient ainsi devenir obsolètes. Une intelligence artificielle peut le faire à notre place, nous n’avons plus qu’à l’utiliser.

Les produits peuvent ainsi, sous couvert de faire gagner du temps, rendre obsolètes des activités et des savoir-faire humains. Et cela se passe si rapidement, qu’on n’a pas le temps de s’en rendre compte, encore plus si on est déjà engagé dans la course à la productivité.

Valencia - Espagne

Références

Cette réflexion m’est largement inspirée de la lecture de “L’Obsolescence de l’homme - Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle” écrit par Günther Anders en 1956 (traduit de l’allemand). Je l’avais cité déjà dans ma précédente publication, il aborde de nombreux sujets sur lesquels j’écrirai encore prochainement.

(*) Les produits de l’intelligence artificielle ont cette particularité qu’ils se nourrissent de leur utilisation. Plus on les utilise, plus les algorithmes “apprennent” et deviennent performants. Les outils numériques fonctionnent déjà sur ce modèle d’utilisation, ce sont les utilisateurs qui permettent à l’outil de s’améliorer en ayant plus de données et de moyens (investissements, partenariats). L’intelligence artificielle va plus loin encore dans l’exploitation des utilisateurs.