Les Jazzettes #28 : Le jour de la marmotte

Un phénomène a attiré mon attention dernièrement : l’idée qu’en s’efforçant de finir son travail ou sa liste de tâches le plus tôt possible, voire même d’anticiper des tâches futures, permettrait d’être “tranquille” le lendemain.

Je vois la part tout à fait sensée de cette idée : une fois mon travail terminé, je suis nécessairement tranquille pour le reste de la journée. J’observe cependant une première limite à cette idée : elle se répète tous les jours. Car dès le lendemain, il va falloir exécuter ses tâches et les terminer pour “être tranquille” le surlendemain, et ainsi de suite. C’est le début du jour sans fin*.

Sentier du marais de la rivière aux cerises, Magog, Québec

Une autre limite est que plus je gagne en efficacité et effectue mes tâches rapidement, plus j’ai des choses à faire. Cela peut paraître paradoxal au premier abord. Prenons un exemple : imaginons que je prenne l’habitude de répondre aux emails que je reçois en quelques minutes. À chaque email répondu, il est probable que je reçoive une nouvelle réponse à cet email : d’où un nouvel email à traiter. On peut penser que le travail exige de répondre le plus rapidement possible aux emails reçus, il n’empêche que le résultat de cette rapidité est une augmentation des messages à traiter. Et plus une personne répond rapidement, plus elle sera sollicitée.

Où passe le temps gagné ?

“Gagner du temps” est généralement la promesse de toutes les techniques de productivité. Qu’en est-il de ce gain ? Est-ce du temps libre ?

Le temps gagné n’est pas simplement libéré, mais permet de faire plus. Faire plus est le résultat du progrès technique. On ne fait pas autant qu’avant en moins de temps, on fait plus. Plus en quantité, et de plus en plus rapidement.

Imaginons par exemple une entreprise qui vend un produit en série : le temps nécessaire à la fabrication de chaque produit est de 4h. L’entreprise acquiert ou conçoit une machine qui lui permet de fabriquer le même produit en 2h : ainsi deux fois plus de produits pourront être conçus dans une même journée. Le résultat n’est pas que l’entreprise travaille à mi-temps, mais qu’elle produit deux fois plus.

Le temps gagné lorsque la production est optimisée sert à produire en plus grande quantité. Nécessairement, cela fait un surplus de production qu’il faudra écouler, le plus vite possible, afin de continuer à produire toujours plus.

Même constat pour le temps personnel : on ne gagne pas de temps, on fait plus de choses, de plus en plus rapidement. Le résultat n’est pas d’avoir du temps libre : c’est de faire plus de choses plus vite à la fin de la journée. Le résultat est la quantité de choses. La quantité de temps dans une journée n’a pas changé. Mais on a l’impression de ne pas avoir de temps. Cela est dû au fait qu’on fait beaucoup plus de choses, et qu’on a beaucoup de choses à penser et à gérer en parallèle.

L’optimisation sans fin

Plus on développe des outils et des techniques pour optimiser le temps, c’est à dire faire les choses plus rapidement, plus on produira. L’optimisation ne permet pas de libérer du temps, elle ne fait que le remplir encore plus. Le temps est saturé.

Ainsi, plus on est performant, plus on a des choses à faire. Est-ce une fatalité ? Devons-nous nécessairement être plus performants ? La performance est tellement omniprésente qu’elle peut sembler inéluctable, et même nécessaire. Est-ce bien le cas ? À qui et à quoi sert cette performance ?

Si on essaye de remonter à l’origine de cette quête d’optimisation : on peut imaginer un besoin de se libérer d’une charge de travail pénible. Quoi de plus naturel à priori à concevoir des moyens, instruments, ou machines pour effectuer des tâches à notre place ?

Ce qui arrive après, c’est que ces instruments ont été conçus à cette seule fin d’optimisation, et qu’ils doivent continuer à prouver leur efficacité.

“Le principe des machines, auxquelles nous avons transféré notre dur labeur [...] consiste à synthétiser les performances; ce qui signifie qu'elles tendent, selon leur nature propre, à se coaguler en systèmes, à fondamentalement ne pas se contenter de demeurer des pièces isolées de notre monde mais, bien au contraire, à exiger de devenir une totalité cohérente et surplombante, une totalité [...] à laquelle nous aussi devons nous soumettre.”

Extrait du livre Le rêve des machines, de Günther Anders.

Chaque machine continue en quelque sorte à chercher à devenir plus performante et à s’intégrer à un système optimisé. Non pas de manière totalement indépendante, mais leur nature propre nous pousse à les optimiser sans cesse. Et nous-même devenons des instruments servant cette performance globale.

Cela pose une question sur notre liberté : suis-je libre de ne pas être performante ?

Lorsque je regarde les entreprises informatiques actuelles, notamment les startups, une grande majorité développe des outils de productivité à destination d’autres entreprises pour les aider à gagner du temps. Des outils de collaboration, d’analyse de données, d’automatisation de tâches, d’intégration entre différents outils. Cela ressemble à des galaxies d’outils gravitant autour de ceux qui sont les plus utilisés.

Cela semble infini, la moindre petite optimisation possible fera l’objet de la conception d’un outil.

Au final, nous passons presque tout notre temps à utiliser des outils, que ce soit au travail, à l’extérieur ou à la maison.

Sommes-nous plus autonomes grâce à ces outils ? Ou dépendants d’eux ?

Que saurai-je faire sans téléphone ni internet ? Je n’ai pas l’impression d’avoir tellement gagné en compétence grâce à ces machines, mais plus d’en avoir perdu. Je ne sais presque rien faire de mes mains, je ne sais pas coudre des vêtements, je ne sais pas construire des meubles ou un abri, encore moins une maison, je ne sais pas reconnaitre les plantes comestibles ou médicinales, ni les cultiver … La liste est longue, et pourtant ce sont des compétences de base qui ont été apprises de génération en génération. On peut observer dans les musées les innombrables objets de la vie quotidienne fabriqués à la main par nos ancêtres.

Non seulement je ne sais pas fabriquer des objets de nécessité de base, mais en plus je ne saurais même pas produire ni expliquer la conception des objets modernes qui sont de plus en plus complexes.

Ce qui est tout à fait logique en réalité : je ne suis entouré que d’objets auxquels je n’ai pas du tout participé à la production. La spécialisation des métiers empêche même ceux qui y participent d’être autonomes vis-à-vis de leur production.

J’entends souvent cette crainte de personnes de mon entourage sur leur incapacité à faire des choses manuelles ou à se débrouiller seules. Cela montre, je crois, notre dépendance et donc notre manque de liberté par rapport à nos machines. Nous en sommes même arrivés à inventer des intelligences artificielles dans le rêve de dépasser nos propres capacités cognitives, comme si nos cerveaux n’étaient pas suffisamment performants.

Le jour sans fin se dessine dans cette quête de performance et de dépassement de nos capacités de production. Chaque jour nous essayons de faire plus que le précédent, tout en devenant de plus en plus dépendants de nos machines, ce qui est peut-être pire que la répétition à l’identique d’une même journée. C’est comme si Sisyphe choisissait une montagne toujours plus haute à grimper.

Références

Le reportage d’Arte : Que perdons-nous à gagner du temps ? Les idées larges avec Hartmut Rosa (lien sur arte.tv)

Les livres de Günther Anders : Le rêve des machines, et L’obsolescence de l’homme dont voici un court extrait.

“Il n’est pas complètement impossible que nous, qui fabriquons ces produits, soyons sur le point de construire un monde au pas duquel nous serions incapables de marcher et qu’il serait absolument au-dessus de nos forces de « comprendre », un monde qui excéderait absolument notre force de compréhension, la capacité de notre imagination et de nos émotions, tout comme notre responsabilité. Qui sait, peut-être avons-nous déjà construit ce monde-là ?”

L’obsolescence de l’homme, p32 - Editions Ivrea.

Le livre de Oliver Burkeman : Four Thousand Weeks - Time Management for Mortals.

Et cette courte chronique de l’émission géopolitique de France Inter publiée hier : Le bond en avant de l’Intelligence artificielle affole la planète tech.

(*) À propos du titre : Le Jour de la marmotte est le titre québécois du film plus connu en France sous le titre Un jour sans fin, et qui correspond à la traduction littérale du titre original Groundhog Day.