Les Jazzettes #24 : La culture du burnout

Le burnout est un phénomène assez répandu ces dernières années, en avez-vous entendu parler ? Où peut-être l’avez vous même vécu ? Le terme anglais est plus généralement utilisé en France par rapport à sa traduction “épuisement professionnel”, parfois écrit aussi burn out, ou burn-out. Pour faire simple, je vais utiliser burnout pour le reste de l’article.

Sans l’avoir vécu personnellement, je connais plusieurs personnes qui en ont fait l’expérience, j’ai aussi lu des témoignages de personnes relatant leur burnout, parfois multiple, et jusque là la définition que j’en avais était assez réduite.

Parmi les témoignages que j’ai lus, certains concernaient des personnes qui, du jour au lendemain, se réveillent sans pouvoir bouger leurs membres, et se retrouvent à passer plusieurs mois en convalescence forcée, car leur corps poussé à bout a complètement lâché. D’autres témoignages sont moins spectaculaires, mais relatent aussi un épuisement physique intense qui les a contraints à s’arrêter complètement pendant quelque temps.

L’image que cela me renvoyait était celle de personnes qui s’investissent énormément dans leur travail, des workaholics qui ne s’arrêtent jamais ou devant suivre une cadence imposée élevée, et qui continuent sans relâche malgré la fatigue, jusqu’à ce que cela devienne insoutenable.

Cela me paraissait être des cas extrêmes, à mille lieues d’une personne qui travaille avec un rythme “normal” de 40h par semaine. Et pourtant, de nombreuses personnes font des burnout, sans que cela soit dû à une charge de travail particulièrement élevée.

C’est le cas de Jonathan Malesic, un professeur d’université américain, qui relate son expérience dans son récent livre The End of Burnout, et dont la lecture m’a beaucoup éclairé sur ce phénomène encore assez mal connu.

Sibenik - Croatie

Les dimensions du burnout

Selon Malesic qui s’appuie sur les travaux de la psychologue Christina Maslach, le burnout est mesuré selon trois dimensions : l’épuisement émotionnel, le cynisme, et le niveau d’accomplissement personnel. Maslach a développé un questionnaire permettant de mesurer ces trois dimensions indépendamment les unes des autres.

L’épuisement émotionnel se caractérise par la perte d’énergie et la sensation d’épuisement par rapport au travail, sans que ce soit nécessairement lié à une fatigue physique. Il est possible ainsi de se sentir épuisé à l’idée même d’aller au travail, tout en ayant de l’énergie pour faire d’autres activités.

Le cynisme ou dépersonnalisation se manifeste dans notre relation aux autres, dans notre degré de considération et d’empathie. Dans le cas de Malesic, lorsque les élèves ne suivent pas en classe, ne montrent pas d’intérêt pour son cours, ou ne s’appliquent pas dans leurs devoirs, cela se traduit par l’impression que ses élèves n’ont aucune considération pour son travail, et cela l’amène à manquer de considération pour eux.

L’accomplissement personnel se mesure par le degré de contribution et d’efficacité ressenti. Est-ce que mon travail me procure un sentiment d’accomplissement ? Ou est-ce que j’ai l’impression que mon travail ne sert à rien ?

Les trois dimensions sont mesurées selon son ressenti personnel, et non par une mesure objective extérieure. On peut penser par exemple qu’un travail de professeur est utile et contribue à la société, et pourtant la personne effectuant ce travail, comme Malesic, peut se sentir inefficace et penser que son travail n’a aucun impact positif sur ses élèves. De même pour l’épuisement émotionnel, vous pouvez avoir des indicateurs de bonne santé physique, et n’avoir aucune énergie pour effectuer votre travail correctement.

Il peut y avoir une forme d’incompréhension dans son expérience du burnout : “Je n’ai pas une si grande charge de travail, pourquoi est-ce que je ressens autant de fatigue ?”. Le sentiment d’inefficacité peut amener à essayer d’en faire plus et de s’engager dans plusieurs projets en parallèle, ce qui a pour effet d’augmenter sa charge mentale. Plus j’ai l’impression d’être inutile, plus je m’investis dans de nouvelles activités en espérant en ressentir un sentiment d’accomplissement.

Le grand écart entre les idéaux et la réalité

Nos idéaux liés au travail sont souvent en décalage avec la réalité, si ce n’est pas toujours le cas. Certains métiers peuvent véhiculer une image particulièrement idéalisée, je pense par exemple aux professions liées au soin, à la justice, à l’éducation. On peut imaginer se consacrer à son coeur de métier avec passion et avoir un impact direct et positif. La réalité du terrain est bien différente : tâches administratives, manque de reconnaissance, fonctionnement hiérarchique, cadence soutenue, peu d’autonomie.

Quel que soit le métier, il arrive que les conditions de travail ne permettent pas de réaliser ses idéaux. Cela peut être le cas dès le début, s’installer progressivement, ou arriver plus tard lors d’une réorganisation.

L’idéal peut être une image du travail en lui-même, ce à quoi il devrait ressembler, ou une valeur forte à laquelle on tient. Je peux avoir un idéal de qualité de travail, mais ne pas pouvoir le réaliser lorsque le rythme et la charge de travail sont trop élevés.

Ce décalage est un facteur de risque de burnout. Malesic le représente par l’image d’une personne marchant sur des échasses. La hauteur des échasses représente l’idéal et l’écart entre les deux échasses correspond au décalage avec la réalité. Plus le décalage est grand et plus il devient difficile de continuer à avancer. Et plus les idéaux sont élevés, moins l’on peut supporter de décalage.

À force d’essayer d’atteindre ses idéaux par son engagement, l’épuisement et le sentiment d’inefficacité augmentent à mesure que la réalité ne s’améliore pas. On peut ressentir du découragement de ne pas y arriver, et le cynisme peut se manifester par des reproches envers les autres (collègues, clients, chefs), et envers le système qui nous freine.

Notre culture du travail

Un aspect important que j’ai apprécié dans la lecture du livre et sur lequel Malesic insiste dans son introduction est la culture du burnout. Il précise que son livre n’est pas un livre de développement personnel à destination d’individus isolés, mais s’adresse à la culture entière.

Il me semble que la pratique courante face au burnout est d’isoler et de traiter l’individu concerné, comme s’il s’agissait d’une défaillance personnelle. On l’oriente alors vers des psychologues, coachs, spécialistes du burnout, qui vont aider la personne à guérir et se remettre sur pied.

Malesic amène une perspective sur la culture du travail, et montre l’écart grandissant entre les conditions de travail et les idéaux culturels autour du travail qui favorise le burnout. C’est le cas lorsque la productivité et la recherche du profits sont placées au-dessus de la qualité des relations humaines et de l’épanouissement des personnes.

Notre culture valorise fortement le travail. C’est par le travail que les personnes peuvent contribuer à la société et prouver leur valeur. Lorsque la valeur personnelle est associée au travail, il peut y avoir une pression de toujours prouver sa valeur, jour après jour. Les évaluations continues, que ce soit à l’école ou en entreprise, amènent une incertitude liée à sa propre valeur. Ajouté à cela, l’incertitude liée à l’avenir, par rapport au contexte économique et à la concurrence. Il n’y a pas de garantie d’avoir sa place dans la société, même en travaillant fort, et une concurrence se développe entre les personnes. “Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre”.

Ainsi c’est à chaque personne de prouver sa valeur et son employabilité, en essayant de correspondre à l’image de l’employé modèle : autonomie, rigueur, réalisation des tâches dans les temps, investissement dans la mission, esprit d’équipe, comportement professionnel, adaptabilité. Tant que ce modèle, toujours éloigné de la réalité, reste une référence dans notre culture, nous aurons pour nous-mêmes et pour les autres des exigences intenables.

Par ailleurs, l’organisation du temps influence notre sentiment d’accomplissement, par notre capacité à se consacrer à du travail de fond. Si nous sommes constamment sollicités, pour gérer des urgences, pour répondre à des emails, assister à des réunions, accomplir des formalités, les journées passent sans réussir à se consacrer aux projets importants. Toutes ces multiples tâches peuvent donner une impression d’être occupé et utile sur le court terme, mais le manque de temps et de soin vide le travail de son sens.

Un autre aspect favorisant le burnout est le fait de se forcer à continuer à travailler en pensant ne pas avoir le choix. Le travail étant généralement la principale source de revenus, il peut être difficile de s’arrêter, même temporairement, de peur de perdre son emploi. Certains emplois sont sélectifs et difficiles d’accès, comme un poste d’enseignant titulaire à l’université, ou médecin. Après avoir fait de longues études, puis travaillé dur pour obtenir un poste, cela amène à préférer continuer même si le travail ne correspond pas à ses attentes. Et le fait d’accorder autant d’importance au travail, de l’associer à sa valeur personnelle, rend la situation encore plus difficile à vivre et à assumer.

La culture incite à se consacrer totalement à son travail, et peut même élever le burnout comme une forme d’investissement ultime. Le burnout devient un rite de passage : jusqu’où va-t-on tenir ?

Vers une contre-culture

Si le burnout est culturel, il est alors possible de changer la culture. Le burnout est un message à écouter, le signe qu’il est temps de faire des changements importants. On a tendance à patcher en soignant la personne concernée, en l’isolant en attendant qu’elle revienne dans le monde du travail.

En changeant notre propre rapport au travail, nous changeons la culture.

Le burnout n’est pas une maladie isolée, il se crée de par nos interactions et dans notre rapport aux autres et au travail. Les évaluations constantes, les exigences, le manque de reconnaissance et de soutien nous placent et placent les autres en risque de burnout. Et dès lors qu’une personne est touchée, cela affecte les autres autour d’elle. La pression et le manque de reconnaissance vont s’accentuer, car une personne en burnout n’est plus en mesure de soutenir et de valoriser le travail des autres.

Comment remettre les relations humaines en valeur ? Est-ce que les résultats sont plus importants que la qualité de nos relations ? Est-ce que la valeur d’une personne se résume à la qualité de son travail ? Peut-on décorréler notre valeur personnelle de notre travail ?

Changer la culture commence par se poser ces questions, observer son rapport au travail, la valeur que l’on s’accorde, les exigences envers soi-même, et comment cela affecte ses relations.

Est-ce que le travail est la principale source d’épanouissement et d’accomplissement personnel ? Est-il possible de s’épanouir en dehors du travail ?

Peut-être pouvons-nous nous épanouir en prenant soin de la qualité de nos relations, de notre entourage, de nos loisirs, de notre environnement, et de notre santé.

Références

Livre The End of Burnout : Why Work Drains Us and How to Build Better Lives, de Jonathan Malesic.